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Les enjeux de l’image ne sont ni antérieurs, ni postérieurs à ceux du
langage, mais parallèles à eux. Ce sont des enjeux qui permettent à
l’image l’exploration et la mise en scène d’expériences psychiques et corporelles impossibles à approcher avec des mots.

Serge TISSERON, Psychanalyse de l’image


Peut-on en faire le tour ?

 

« Ce n’est pas un cheval, car je ne peux pas en faire le tour ». C’est ce qu’avait répondu il y a un siècle un officier turc qui n’avait jamais vu de représentation d’un cheval à un homologue Allemand qui lui en présentait  une.

         Vieille histoire belge : ceci n’est pas une pomme, ceci n’est pas une pipe…On ne représente que ce qu’on peut se représenter…. le signifiant n’est pas le signifié…etc, etc.

        Kandinsky, à la suite des mystiques russes, excluait toute figuration... du moins en principe . Il prenait pour raison dans son refus des contingences, qu’un portrait représente  l’image du modèle, mais qu’un triangle jaune n’est pas l’image d’un triangle jaune; c’est un triangle jaune, adéquation parfaite, selon lui, de la représentation à l’objet représenté, et annulation de la distance.

Place donc à la peinture des triangles jaunes, et bonjour l’ennui !

Mais outre le fait qu’il n’y a aucune nécessité intrinsèquement artistique de s’interdire une distance entre le modèle et sa représentation, l’argument n’est pas convaincant. Quelle que soit sa couleur, un triangle n’est effectivement que lui-même, ni plus ni moins qu’un rectangle vert est un rectangle vert ; ou qu’un  cheval est un cheval. Et ceci est vrai de toute forme, qu’elle soit simple ou complexe. Aucun argument dans cette tautologie !  Or, le triangle que l’on voit n’est pas le triangle idéal, et deux triangles représentés ne sont jamais les mêmes. La distance se réintroduit donc à chaque fois qu’on croit l’avoir éliminée.

         Par ailleurs, le triangle n’est pas l’ultime aboutissement de la réduction phénoménologique purificatrice, car, outre le fait qu’on est encore plongé dans la contingence de la démarche articulée idée-réalisation-effet,  il demeure que du triangle, si l’on en fait le tour, on s’accrochera quelque part, aux angles.

        Foin du triangle ! Foin du carré blanc sur fond blanc ! Halte au suprématisme et place à l’absolutisme ! La vrai forme pure est le rond, pur de discontinuités, on le sait depuis Platon. Et comme le jaune ou le blanc sont autant des accidents que le bleu Klein, qu’un trait n’aura jamais l’épaisseur exacte d’un autre trait, proclamons que l’œuvre absolue, atemporelle, universelle est le rond invisible sur fond incolore.

         Le néant ! voilà l’œuvre abstraite la plus achevée. Ainsi, nous sommes certains d’avoir atteint, dans l’expression picturale, le niveau du zéro absolu !

 

         Mais retournons à nos chevaux.

        Les Abelams de Nouvelle-Guinée pensent que la photographie d’un homme vu de profil n’est pas la représentation d’un homme, car «  on ne peut pas avoir le bras en dessous du nez ». Bien évidemment, cela ne correspond pas aux représentations qu’ils en ont, eux, dans leur tête, de la manière dont est construit leur concept . Bachelard  exprimait ceci par une formule : « Rien n’est donné, tout est construit. »

Rien n’est plus contraire au fonctionnement de nos sens que l’idée que « ça tombe sous les sens ». Car, s’il est probable « qu’il n’est rien dans l’esprit qui n’ait été dans les sens », les sens, en eux-mêmes, ne donnent pas de sens, de manière immédiate. Sur l’hypothétique image rétinienne, se meuvent de simples taches colorées. Différencier ces taches, c’est déjà faire un travail de construction.

        Lao-Tsu disait que ce n’est pas la glaise qui fait le vase, mais le vide qui est à l’intérieur : sans le vide, pas de contenant, pas de vase. La forme d’un objet est à la limite de ce qui est la matière de cet objet et ce qui est à l’extérieur ( même si, dans l’exemple du vase, l’extérieur de la matière est …à l’intérieur du vase!). La tache représentant le cheval n’existe que si elle est limitée par, et de,  l’extérieur qui n’est pas le cheval. Si on s’en tient à l’approche philosophique par le principe de Parménide, selon lequel «ce qui est est, et ce qui n’est pas n’est pas », on sent bien que délimiter une représentation a quelque chose à voir avec l’opération mentale qui consiste à définir un concept. Pour cette opération qui a fait passer une forme de l’espace tridimensionnel à la surface, l’esprit du dessinateur y tout de même bien pour quelque chose !

         Et si la tache est limitée, on peut en faire le tour, c’est à dire le contour, en faire un cerne sombre sur fond clair, ou clair sur fond sombre, peu importe. Mais dans la nature qui s’étend sous nos yeux trieurs, il n’existe pas de trait car il n’y a pas de forme détachée de la matière.

Balzac, dans Le Chef-d’œuvre inconnu , fait dire au sage vieillard :

«  La nature comporte une suite de rondeurs qui s’enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n’existe pas ! Ne riez pas, jeune homme ! Quelque singulier que paraisse ce mot, vous en comprendrez quelque jour les raisons. La ligne est le moyen par lequel l’homme se rend compte de l’effet de la lumière sur les objets ; mais il n’y a pas de ligne dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est à dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont… »

         Pourtant, dès les premières représentations les hommes ont hésité dans le jeu de bascule entre deux systèmes, celui de la tache et celui du trait ; sans compter ceux qui ont joué à cheval sur les deux possibilités, comme nos musiciens savent jouer ensemble de la ligne mélodique et de l’épaisseur harmonique.

Ainsi les chevaux de Lascaux.. Pour l’un c’est l’intérieur qui est peint ; pour l’autre, c’est le tour qui est tracé en pointillé. En Egypte ancienne, on traçait le tour d’abord, et on peignait la surface ensuite ; sur les vases grecs d’époque archaïque, on peignait au trait, et on élargissait ensuite le trait en surface, comme ce guerrier homérique sur son char qu’on pourrait prendre pour Apollon. Lequel,  d'ailleurs, dans l’esprit des anciens, allait rondement de gauche à droite, comme le soleil faisant le tour de la terre, en passant par la Chine.

         Les Chinois appellent ts’un le trait ridé dont les variations d’épaisseur suggèrent le modelé et la forme. Par cette solution (à cheval sur les deux systèmes, celui du trait et celui de la tache), ils donnent au cheval une impression de volume sans en peindre la surface.
          Le soleil rond a fait le tour, tour de la Terre, tour du tableau.


 

















Ho! Hue ! de l’orbe passons à l’urbe, celle de la couronne, bien entendu. Centre équestre. On en fait vite le tour. Ainsi passe le temps, mon brave monsieur, j’en parlerai à mon cheval.

 

 

Et retournons à nos chevaux.

Après la Renaissance italienne, on opposait souvent l’école du trait (Florence, à la suite de Botticelli ) à celle de la couleur (Venise, avec Le Titien), le dessin d’apparentant à la rigueur de la pensée logique, la couleur à l’éloquence, à l’imaginaire, aux sentiments.

Balzac , encore :

«  Tu as flotté indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur, entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands, et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu à la fois imiter Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Ta figure n’est ni parfaitement peinte, ni parfaitement dessinée, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision »

Et plus loin, le romancier fait parler son sage vieillard du sfumato que  Léonard de Vinci a mis au point pour échapper à cette stricte alternative.

« J’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui font que l'on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds »


          D’autres solutions dans cette dialectique du trait et de la surface : le trait envisagé comme  un renflement d’une  surface ; ou bien la surface qui devient un ensemble de touches, c’est à dire de traits…Ce qui n’empêcha pas Seurat d’être un esthète de ... la ligne!

Et les cas où le trait est présent pour lui-même, sans mission de limitation. Dans l’écriture, bien entendu, dans la calligraphie. Et encore sur les parois des grottes, sur les décors des vases grecs, sur les masques « primitifs », organisés ou jetés au hasard - Ah ! le dada des dadas !!

A-t-on maintenant tracé un trait définitif sur l’existence du trait et de la tache ? Même interrogation, en amont, sur la représentation, le modèle, la nature. A-t-on aujourd’hui fait le tour de la question ?  Le trait et sa cavalière, la couleur, ont encore bien des tours à nous jouer. Ils se querellent, à chaque siècle, par Poussin et Rubens, par Ingres et Delacroix interposés ou dans la famille impressionniste. Le 20ème siècle, sous  couleur de modernité, s’est proposé l’abattage industriel de ces bons vieux  chevaux de tache, chevaux de trait, mais il s’est terminé sans  les achever.

 Leur page n’est pas encore tournée… Chassez le naturel, il revient au galop !

 

                                                           

 

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